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vez-vous déjà goûté au porc-épic ? Non ? Alors, venez dîner ce soir. Une fois les épines retirées, vous verrez, c’est un délice.
Cette conversation est imaginée par Yves Coppens et serait l’invitation d’un Homo habilis ayant découvert la gastronomie en même temps que la consommation de viande.
Plus tard Homo egaster ayant découvert le feu a peut-être aussi découvert la cuisson mais les traces d’agapes cuites sont incontestables en ce qui concerne Homo erectus.
Depuis c’est un lieu commun de dire que, s’il faut manger pour vivre, l’homme vit aussi pour manger contrairement à l’adage qui voudrait que l’on s’en tienne à la seule nécessité.
Il est d’ailleurs assez évident qu’il n’est pas le seul à rechercher le plaisir dans la nourriture.
Il n’y a qu’à voir les astuces dont sont capables les singes et même les rats pour obtenir une nourriture en l’absence évidente de toute nécessité.
L’homme ne mange donc pas que pour se nourrir.
Il ne s'agit pas d'une remarque cynique feignant d’ignorer qu'un milliard d'humains sont victimes de sous-nutrition ce qui est un des scandales les plus inacceptables de notre belle société dominée par la toute puissante finance.
Mais dans nos pays surdéveloppés, le rythme anxiogène de la vie dite moderne, pousse hélas trop souvent un nombre de plus en plus important d’individus à manger pour calmer une angoisse en se remplissant convulsivement, le plus rapidement possible et trop de nourritures trop grasses, trop riches, trop sucrées avec les conséquences que l'on connait sur le nombre sans cesse grandissant d'obèses pris au piège de la dépendance non pas à la nourriture mais à l’acte de manger à la recherche d’une satiété hypothétique.
Mais manger peut aussi être un plaisir, c'est-à-dire, autre chose qu’un reflexe plus ou moins compulsif, une activité sociale et élaborée parfois jusqu’au raffinement.
Le plaisir tient bien sûr d’abord à la délicatesse et à l’harmonie des saveurs que les cuisiniers qualifient souvent de notes complétant ainsi l’analogie avec la musique déjà consacrée avec le piano du chef cuistot.
Mais le plaisir de la table ne se résume pas aux contenus des assiettes même s’il constitue un préalable disqualifiant en cas de médiocrité.
C’est aussi attendre avec plus ou moins de patience une promesse alléchante souvent décrite dans une surabondance de qualificatifs, c’est apprécier le dressage harmonieux et raffiné d’une table, c’est quelquefois admirer un paysage dont le souvenir pourra se trouver associé aux saveurs délicates d’un plat et au plaisir partagé, c’est encore être intimidé par la renommée du chef dont il serait malséant de mettre en doute le talent, c’est déguster la saveur du nectar qui accompagne un plat en admirant sa robe, c’est partager en rivalisant de superlatifs avec des proches, etc...
Mais la renommée du chef, la hauteur vertigineuse de la note, la majesté du cadre, la qualité de la compagnie ne sont pas toujours les clefs de nos souvenirs.
Parfois la réminiscence du goût d’une madeleine pour Proust, d’un riz au lait jamais égalé de sa mère, de caramels incomparables de sa grand-mère revient en caravane et nous envahit sans que nous ayons le moindre contrôle sur ce processus.
En conclusion de son article sur la cuisine moléculaire, Bernard Thys pose la question "manger c’est quoi ?" nous invitant à renoncer à l’esclavage de la cuisine traditionnelle.
Il ajoute la recherche des goûts déclinés note à note à cette rencontre de l’homme avec le goût et le plaisir.
Manger, quand il ne s'agit pas uniquement de se nourrir, c'est un acte social, culturel mettant en œuvre de nombreuses connexions dans notre cerveau dont les neurologues pourront sûrement un jour décrypter le mécanisme sans pour autant nous priver de ce plaisir rare quand la gastronomie touche à l’art.
Patrice Leterrier
18 Mars 2012